Alexandre Yersin (1863-1943)

Société des Amis de Pasteur

Amis de Pasteur

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« Etrange homme ce Yersin, inadapté à la vie coutumière, brûlant d’une flamme intérieure, éternellement insatisfait, rêvant sans cesse d’autres horizons de pensée et d’action, ne se plaisant que dans les créations sans cesse renouvelées de son génie ou dans la contemplation des objets merveilleux que l’homme inventa dans les domaines enchantés de la physique » (Pasteur Valléry Radot)

En famille

La vie de cet étrange homme, suite d’aventures générées par sa curiosité insatiable, son besoin d’action, sa soif d’indépendance, par le désir d’adoucir la vie des hommes de son époque, commence le 22 septembre 1863 à Lavaux près de Lausanne (Suisse) dans une famille protestante qui compte déjà deux enfants Franck et Emilie. Le père, professeur, entomologiste renommé décède trois semaines avant la naissance de Yersin à qui l’on donne le prénom de son père, Alexandre. Yersin n’acceptera jamais cet héritage et ses amis, ses proches collaborateurs ignoreront son prénom.

« Lors de son entrée au laboratoire (Pasteur)de la rue d’Ulm, on ne connaissait de lui que les renseignements de sa fiche de traitement antirabique: nationalité Suisse, étudiant en médecine, âge. De son passé, famille, enfance, études, il n’avait rien dit. Sa vie durant il n’en dira jamais rien » (Noël Bernard, Yersin).
Sa mère achète une maison à Morges, près de Lausanne, et y installe une pension pour jeunes filles. Savoir-vivre, arts, cuisine, sont au programme. Les trois enfants sont élevés dans ce milieu protestant très rigoureux et très féminin.
Les relations de Yersin avec sa mère Fanny sont marquées par un échange de lettres nombreuses. Il relate son travail, ses réussites, ses échecs, ses espoirs, exprime ses sentiments. Celle qu’il lui adresse le 24 juin 1894 atteste de la date de sa découverte du bacille de la peste. A la mort de Fanny, il continuera une correspondance régulière avec sa sœur Emilie restée en Suisse occupée à son élevage de poules auquel Yersin finit par porter attention : lorsqu’une épidémie de diphtérie aviaire emporte une partie de l’élevage, il demande à son ami Calmette de faire parvenir à sa sœur les vaccins nécessaires à la protection des poules restées vivantes !

Les rapports avec son frère sont tout autres. Franck deviendra pasteur de l’Eglise Evangélique libre de la Suisse romande. Il se marie, aura huit enfants. Les contacts lui sont aisés, il est ouvert, expansif.
Alexandre abandonne très tôt toute pratique religieuse, se renferme sur lui même, se réfugie dans les récits d’aventures, court la montagne en solitaire. Il restera célibataire: le refus d’une demoiselle qui ne lui était pas indifférente, les efforts de sa mère pour lui présenter un « beau parti » se solderont par un abandon définitif de l’idée de mariage.

Les deux frères n’entretiendront pas de relations suivies.

De l’école de Morges à l’Institut Pasteur

Le jeune Yersin fréquente l’école de Morges, poursuit ses études à Lausanne et, en 1883, s’inscrit à la section des sciences médicales de l’Académie de cette ville qui ne propose que la première année préparatoire. Il faut partir à l’étranger.
C’est Marburg (Allemagne) qui est choisie et Yersin emménage chez les Wigand. L’épouse du Professeur Wigand doyen de la faculté de philosophie de Marburg est une connaissance de Madame Yersin. Les Wigand ont deux filles et Yersin retombe dans une ambiance féminine qui l’indispose mais les études sont là et l’anatomie, la chirurgie, l’histologie pathologique passionnent l’étudiant. Il écrit à sa mère les souffrances de « ses petits amis de la clinique »(A.Perrot, M.Schwartz) auxquels il consacre beaucoup de son temps libre pour leur apporter réconfort et distraction.
Premier exemple de la compassion qu’il manifestera toute sa vie à ceux qui souffrent.

En 1885, Yersin quitte Marburg pour Paris. A son étonnement, un certain nombre de docteurs exécutant des pansements n’appliquent pas la méthode antiseptique. Au contraire, dans la pratique d’autres docteurs, il note que les méthodes d’asepsie sont extrêmes. On peut imaginer que les travaux de Pasteur étaient connus de Yersin et l’avaient impressionné.
Les cours reprennent et très rapidement un climat de sympathie s’établit entre le professeur, le Dr Cornil, et cet élève suisse très intéressé qu’il n’a pas manqué de remarquer. Yersin entre en stage dans son service à l’Hôtel-Dieu. Là il peut étudier dans le calme, disséquer dans le laboratoire et aider le professeur dans ses préparations. Travailleur infatigable, Yersin montre une grande assiduité auprès des « mordus » par des animaux enragés. On y parle beaucoup de Pasteur et Yersin rêve de connaitre le laboratoire de l’Ecole Normale Supérieure et de rencontrer Pasteur.

En mars 1886, le corps médical est en pleines controverses sur le traitement de la rage. Dix-neuf Russes mordus par un loup enragé sont arrivés à Paris pour être vaccinés par Pasteur, cinq sont admis à l’Hôtel Dieu où Yersin poursuit sa formation et participe aux autopsies pratiquées sur trois d’entre eux. Il est ainsi amené à fréquenter le laboratoire de la rue d’Ulm. Il bénéficie de la bienveillance de Pasteur et de l’attention de Roux qui, intéressé par ses qualités, « adopte Yersin » et le fait entrer au laboratoire de Pasteur. C’est le début d’une longue amitié entre ces deux hommes, c’est le début de la carrière mouvementée de Yersin.
Yersin participe aux vaccinations antirabiques, travaille à la rédaction de sa thèse : « Etude sur le développement du tubercule expérimental » qu’il soutiendra en 1888. Il est entré au service du Pr Grancher à l’Hôpital des Enfants Malades et se trouve au contact d’enfants atteints de tuberculose, objet de sa thèse, ou de diphtérie. Il ne supporte pas les souffrances endurées par ces enfants et supplie Emile Roux d’étudier cette maladie.

1888 – Inauguration de l’Institut Pasteur.
Yersin est envoyé en observateur à Berlin où Koch a ouvert un cours de microbiologie. L’accueil de Koch est froid mais Yersin entre plus facilement en relation avec ses collaborateurs. Il écrit dans son compte-rendu: « Tous les sujets sont traités bien sommairement. Je crois qu’il ne nous sera pas difficile de faire mieux à Paris »(Schwartz- Perrot).
Il est nommé préparateur du premier cours de microbiologie assuré par Roux. Ce dernier l’associe aux travaux sur la diphtérie. Ils confirment que le germe est bien celui qu’ont isolé et étudié les Allemands Klebs et Loeffler, ils identifient la toxine diphtérique responsable de cette maladie, ils démontrent que le sérum d’animaux ayant reçu des injections de doses non mortelles puis de doses plus fortes contient des antitoxines capables de protéger de la diphtérie.
L’aventurier Yersin est absorbé par le travail de laboratoire, par la préparation des cours de microbiologie d’Emile Roux. Malgré sa joie de vivre dans ce milieu, remonte en lui le besoin d’horizons plus larges, d’espaces nouveaux et, au mois de septembre 1890, depuis Marseille, il annonce à E.Roux son embarquement comme médecin sur un paquebot de la compagnie des Messageries maritimes. C’est le départ pour l’aventure.
Après plusieurs mois de navigation, il débarque, en juillet1891, à Nha Trang, simple village de pêcheurs de la côte de l’Annam (en Indochine, entre Tonkin et Cochinchine et aujourd’hui Vietnam), et va réaliser trois grandes explorations en milieu inconnu et hostile dans des conditions extrêmement difficiles.

La Peste Yersin reste ainsi, pendant quatre ans, éloigné des laboratoires et de ses recherches. Il va y revenir en
juin 1894.  » … J’apprends, écrit-il, qu’une nouvelle dépêche ministérielle arrivée depuis peu me désigne formellement pour être envoyé au Yunnan afin d’y étudier la peste… » Yersin a mis toute son énergie pour obtenir cette mission mais une épidémie de peste se développe en Chine et a gagné Hong Kong où il sera plus facile de rechercher le microbe et conduire une première étude microbiologique. Il est pris au piège : l’administration française veut enfin l’envoyer au Yunnan, lui a changé d’avis et veut partir en Chine. Avec sa ténacité coutumière et l’aide de Calmette, alors en France, il ne tarde pas à recevoir l’autorisation de se rendre à Hong Kong. Le 12 juin 1894 il embarque pour la Chine avec un boy chinois et le matériel nécessaire prêté par l’hôpital de Saigon créé par Calmette.
Un missionnaire italien, le Père Vigano, veut bien accompagner Yersin dans les hôpitaux de pestiférés où la mortalité est de 96%. « La maladie présente la forme suivante: incubation de quatre jours et demi à six jours, puis début brusque, accablement, épuisement des forces. Dès le premier jour, un bubon apparait le plus souvent unique … siégeant dans la région fémorale… La fièvre est constante souvent accompagnée de délire… La mort arrive en moins de 24H ou en plusieurs jours. » Hong Kong est déserte, les rats jonchent le sol. Le Père Vigano accompagne Yersin dans les hôpitaux anglais.
L’accueil est aimable mais réservé. Une mission japonaise, conduite par Kitasato, est venue, elle aussi, étudier la peste et ne semble pas enchantée de rencontrer Yersin qui décide de travailler seul. Les autopsies de morts pestiférés lui sont refusées à plusieurs reprises, réservées aux japonais. Quelques piastres offertes aux marins anglais chargés d’enterrer les cadavres et le recueil des bubons peut s’opérer.
« Je fais rapidement une préparation, et la mets sous le microscope. Au premier coup d’œil, je reconnais une véritable purée de microbes tous semblables. » « Je fais avec mon bubon des ensemencements sur agar, des inoculations à des souris et à des cobayes ». Ainsi, le 20 juin 1894, commencent les recherches de Yersin dont le travail va se poursuivre dans une paillote en bambou (une chambre, une pièce laboratoire et un cabinet pour les ensemencements de microbes) que l’administration chinoise l’a autorisé à faire construire. Le 23 juin on lui accorde la possibilité de réaliser une autopsie sur deux et son travail est maintenant régulier: cultures du microbe, inoculations à divers animaux, recueil de pulpe de bubons qui partent dans des tubes par la poste en
France. Les courriers de Chine mettaient environ trente jours de Hongkong à Marseille. La note annonçant la découverte du microbe de la peste, dont la preuve a été acquise du 20 au 30 juin 1894, est communiquée à l’Académie des Sciences le 30 juillet. (Citée en page 1, la lettre à sa mère du 24 juin). L’expérimentation qui mettait ensemble des souris saines et des souris inoculées apportera la preuve du caractère contagieux de la peste. Son réservoir est le rat et P.L.Simond découvrira le 2 juin 1898 que son vecteur est la puce du rat.
Le Japonais Kitasato refusa de reconnaitre à Yersin la primauté de la découverte du bacille de la peste qui porta d’abord le nom de « bacille de Kitasato-Yersin » et en novembre 1899 seulement, Kitasato écrivit:  » Je viens d’avoir l’occasion d’examiner à Kobé des pestiférés. Au début de chaque cas, j’ai reconnu la vérité de la spécificité du bacille de Yersin… » Kitasato rendait ainsi à Yersin ce qui lui revenait. Longtemps appelé « Pasteurella pestis », le bacille reçut officiellement le nom de « Yersinia pestis » en 1967.
Yersin revient en France en octobre 1894. Sous la direction d’Emile Roux, Calmette et Borel ont commencé le travail de fabrication d’un sérum. Les premiers résultats obtenus sur le lapin sont encourageants et les études méritent d’être poursuivies sur le cheval. La technique employée par injection intraveineuse de bacilles vivants n’est pas sans risques pour le personnel et les animaux.
Des expériences seront conduites avec des bacilles affaiblis par la chaleur. Le principe est acquis, il est possible d’obtenir du sérum préventif et du sérum curatif. Les résultats sont satisfaisants mais il faudra les améliorer. En 1886-87 se présenteront deux occasions de faire des essais sur l’homme en Chine à Hongkong et en Inde à Bombay où se déclare une épidémie de peste.

Les Instituts Pasteur d’Indochine

Albert Calmette avait créé en 1881, à Saïgon, un laboratoire orienté vers les maladies infectieuses de l’homme. En 1895, Yersin installe à Nha Trang un laboratoire et un centre de préparation de vaccins et sérums spécialisés dans les maladies infectieuses des animaux. Ces deux laboratoires deviendront des Instituts Pasteur en 1904 et seront réunis sous le nom d’Instituts Pasteur d’Indochine (Yersin assurera la direction qu’il déléguera à un sous directeur). Par la suite y seront rattachés du point de vue scientifique les laboratoires de Hué(Annam) de Phnom Penh (Cambodge), de Ventiane (Laos) et plus tard les Instituts Pasteur de Dalat et de Hanoï, Hanoï où Yersin sera chargé en 1902 par le gouverneur général Paul Doumer de créer une école de médecine qu’il dirigera et qui formera le corps médical indochinois. Il déléguera là aussi la direction pour développer le site de Nha Trang.
La spécialisation du laboratoire de Nha Trang pour l’étude des maladies infectieuses animales demande la présence de microbiologistes mais aussi de vétérinaires, d’agronomes. Elle impose la création d’un grand service d’élevage de chevaux, de bœufs, de veaux indispensables pour la production de sérum et l’expérimentation donc la présence d’une ferme d’élevage, de culture de céréales et de plantes fourragères qui sera installée à Suôi-Giao, à 20 kilomètres de Nha Trang. De plus, Yersin fait des essais de culture de caféier, de gutta-percha qui ne réussit pas bien, de tabac, de manioc, d’hévéa qu’il souhaite étendre sur une centaine d’hectares. Enfin, désireux de rendre l’Indochine autonome dans sa production de quinine (remède contre le paludisme), il prépare, en 1917, la culture du Cinchona officinalis, l’arbre à quinquina, au sommet du mont Hon-Ba à 1500 mètres d’altitude. Le Hon-Ba est vierge de toute présence humaine, couvert d’une végétation primitive. La construction de voies d’accès, de chalets d’habitation, le défrichement et la mise en culture sont des travaux gigantesques réalisés avec l’aide des autochtones, le peuple Moïs. Yersin se plait dans ce lieu, dirige les travaux et les plantations qui donneront de premiers résultats encourageants et permettront à l’Indochine d’être autonome pour ses besoins en quinine dès 1940.

Un homme moderne

Yersin rayonnait sans cesse dans toute la région de Nha Trang, s’inquiétant du bon fonctionnement de la ferme, du développement des cultures, de l’activité de l’Institut Pasteur. Il avait établi sa maison, son ermitage, dans cette ville de Nha Trang, dans un ancien blockhaus désaffecté. La vue s’étendait sur une vaste plage et côté terre sur les contreforts montagneux. Sur le toit plat une coupole abritait sa lunette astronomique. « s’acharner à connaître les infiniment petits rend un peu ridicule de ne rien savoir sur les infiniment grands dont tous les soirs je contemple l’éclat sur un secteur immense de la voute céleste » disait-il. Là ne s’arrêtent pas ses intérêts pour la science et les découvertes nouvelles: il reprend l’étude des mathématiques, apprend le morse et équipe les lieux d’élevage et de cultures d’émetteurs-récepteurs de radio, la photographie couleur lui paraissait un jeu, il se déplace à bicyclette, se fait livrer une automobile, la première d’Indochine ! Il sera passager du premier vol régulier en avion d’Indochine en France.
Etrange homme ce Yersin, travailleur infatigable, fantaisiste, opiniâtre, grand timide, aimant la solitude mais agissant pour les autres sans autre intérêt que l’intérêt public, curieux de tout et s’intéressant à tout ce qui aiguisait sa curiosité, fidèle dans ses amitiés avec ses amis des Instituts Pasteur, avec les Annamites, les gens les plus simples, les plus humbles. Les distinctions honorifiques lui sont accordées en grand nombre mais, le jour de sa mort, le 1er mars 1943, ce sont les pêcheurs de Nha Trang portant le turban blanc, signe de deuil, qui viennent pleurer devant la dépouille mortelle de celui qu’ils appelaient familièrement et affectueusement Ong Gia (le vieux) ou Ong Nam (le colonel).
Yersin repose dans la plantation de Suôi-Giao, au sommet d’une crête rocheuse recouverte d’hévéas.
Au delà de la mort, il reste fidèle à la terre d’Annam.

Sources :

  • Service des archives de l’Institut Pasteur, repères chronologiques.
  • Noël Bernard, Yersin, pionnier, savant, explorateur – 1863-1943, éditions du vieux colombier.
  • Perrot A., Schwartz M., Pasteur et ses lieutenants, Odile Jacob, 2013.
  • Daniel Franck Minssen, Yersin et sa famille.